Source ; http://www.lemonde.fr/vous/article/2013 ... _3238.html
Fumeurs du 3e type
Tout commence par une conversation cryptée :
"Heureusement que tu avais ton liquide au bureau, mon réservoir était vide. C'est quand même un peu fort pour moi, et le goût est trop sucré, je trouve.
- Je sais, c'est du 16, moi, je suis passé au 11, mais il m'en restait un flacon dans un tiroir."
On les avait laissés à la terrasse non chauffée d'un restaurant, emmitouflés dans leur manteau d'hiver, enchaînant les cigarettes avant de retourner travailler. On les retrouve bien au chaud dans le même établissement, une sorte de stylo noir à la main. Ils le portent à la bouche, inhalent, puis soufflent une grande bouffée de fumée. Personne ne moufte.
Les accros au tabac n'ont pas attendu les résultats de l'enquête commandée par Marisol Touraine, la ministre de la santé, sur les dangers de la cigarette électronique pour s'y mettre. On les reconnaît à leurs gestes et à leur sabir. Dans la rue, dans les cafés, au bureau, ils tiennent leur e-cigarette un peu comme une pipe ou un joint, entre trois doigts, pouce dessous, index et majeur dessus : l'objet est bien plus lourd qu'une cigarette traditionnelle, et il faut appuyer sur un petit bouton pour l'utiliser.
ON NE FUME PAS, ON DÉGUSTE
Marine Le Pen, qui se cachait des caméras pour fumer, ne sort plus sans sa cigarette électronique. On raconte même qu'au FN, tous les seconds couteaux s'essaient au "vapotage" pour se faire bien voir de leur chef. Sur le plateau de "The Voice", sur TF1, c'est Bertignac qui a sorti sa Clopinette, noyant sa gueule de rock star dans un nuage de fumée, comme au beau temps du Gainsbourg fumeur de Gitane sur les plateaux de télévision. A Hollywood, on a aperçu Leonardo Di Caprio sur un vélo, tirant sur une e-cigarette. Johnny Depp le faisait déjà dans le film The Tourist en décembre 2010.
A Saint-Malo, Marie-Claire, 65 ans dont cinquante de tabagisme, s'est, elle aussi, mise à la "e-clope", comme disent certains. Elle a choisi le plus grand modèle de la gamme, le Mod : "Pour le hit, c'est le meilleur", explique-t-elle sobrement. Le "hit", c'est cette sensation dans la gorge que la cigarette, jusqu'ici, était la seule à procurer. La sexagénaire sort de sa sage besace un instrument de la taille d'un cigare, dont émane, quand elle le porte à ses lèvres, une fumée épaisse comme celle des boîtes de nuit. C'est d'ailleurs le même liquide, un mélange de propylène glycol et de glycérine végétale, qui est utilisé pour les machines à fumée des dancings.
Marie-Claire achète une dizaine de ces fioles de plastique aux bouchons de couleurs différentes. Des 0, des 11, des 20 – c'est le dosage de nicotine que contient chaque flacon –, qu'elle compte mélanger entre eux pour "baisser doucement son taux". Les vapoteurs aiment ce qu'ils appellent le DIY, le Do it yourself : les mixtures maison. "Ruyan 4 est légèrement caramélisé, alors que dans le Hillington, il y a une pointe de miel qui donne un tabac très gourmand", récapitule Kristen, le patron de Smartclop, magasin spécialisé de Saint-Malo. On se croirait dans "Top Chef". Ici, on ne fume pas, on déguste. Goût tabac, fraise ou thé vert, certains liquides sont estampillés Made in France. Chez Smartclop, on se fournit en Chine. "Les arômes que je vends ont un vrai goût de tabac ou de fruit, pas de bonbon comme ceux fabriqués en France. Moi, j'estime que les gens ont envie de vapoter du bon", justifie Kristen, qu'on jurerait échappé d'une rave party.
DROIT DE FUMER EN TRAVAILLANT
Sur les forums, les vapoteurs se déchaînent. 27 000 membres communiquent en ligne. Le coin des nouveaux regroupe les primo-usagers. On discute arrêt du tabac et économies : une fiole représente l'équivalent de 5 à 6 paquets de cigarettes et coûte moins de 6 €, le prix d'un paquet de tueuses. Un guide du vapoteur débutant est même téléchargeable. En version courte, il contient 48 pages... Entre acronymes, conseils et photos de pièces détachées, on y passe en revue les cinq périodes du vapotage, de la découverte à la maturité, en passant par la geekitude (ou compulsion), ce moment où on tète avidement, partout, tout le temps, sa cigarette électronique.
Pour les travaux pratiques, il faut aller en boutique. Jonchée de cartons à Saint-Malo, fonctionnelle comme un magasin de fournitures de bureau chez Clopinette ; chic chez Alter Smoke, un magasin parisien conçu dans l'esprit élitiste Nespresso, avec chaises design et plancher de bois cérusé..., les boutiques de cigarettes électroniques se multiplient. Derrière son comptoir, Roch Voisine en fond sonore, Rachid démarre l'initiation. Il n'enseigne pas seulement qu'"il y a 59 produits cancérigènes dans une vraie cigarette", mais aussi qu'il faut "pencher légèrement le Stardust en insérant le propylène glycol, sinon ça glougloute". On goûte plusieurs parfums, même si "pour commencer, on conseille surtout les arômes tabac". On apprend à recharger sa batterie "même quand la lumière verte est allumée", à différencier un atomiseur d'un cartomiseur, à choisir entre vapeur chaude et froide...
Des membres disparates de la tribu des vapoteurs discutent entre eux en attendant leur tour : une vieille dame et des conducteurs de train de banlieue un peu rugueux, qui avouent "être passés au vapotage pour avoir le droit de fumer en travaillant" ; un quinquagénaire qui travaille dans les assurances et un élève de boîte à bac... Vincent reconnaît acheter sa première e-cig pour faire comme tout le monde, mais "en soirée, je continuerai à fumer de vraies cigarettes, c'est plus facile". Comprendre : pour draguer les filles. Les mères initient leurs ados et réciproquement, les collègues se font découvrir des arômes. A la mairie de Dinard, "les fruits rouges et l'Energy Drink" sont tendance, raconte Rémi venu se ravitailler en "mûre". Chez TF1 Prod, les couloirs sont aromatisés cola. Car si la fumée a peu d'odeur – c'est de la vapeur d'eau –, quand tout le monde s'y met...
Sur les bureaux, traînent désormais, à la place des cendriers qui débordent, des fioles à moitié vides et des chargeurs de batterie à e-cigarettes qu'on peut même brancher comme un iPhone dans le port USB de son ordinateur. "C'est comme le portable il y a vingt ans, assure Julien, un documentariste trentenaire qui offre des cigarettes électroniques à tous ses amis. On ne s'en rend pas compte, mais ça va être un truc de dingue !" Pour l'instant, ils sont comme les envahisseurs de la série des années 1960, ces extraterrestres que seuls les initiés reconnaissaient à leur auriculaire. Mais parions que ça ne durera pas.
Laure Mentzel